Lors de la rédaction de ce témoignage, en juillet 2020, Léo Lecardonnel était enseignant en CE1-CE2 à l’école élémentaire Titon, dans le 11ème arrondissement de Paris.
1 – Qu’est-ce que pour vous « enseigner » ?
Vaste question ! Pour moi, c’est se situer, à la manière d’un médiateur, entre les savoirs établis et les élèves. Il me semble que c’est là tout l’enjeu mais aussi toute la difficulté de l’acte d’enseignement. Ce positionnement exige, surtout dans le premier degré, du fait de la polyvalence des professeurs des écoles, à la fois un travail de préparation et une grande réactivité. Il faut en effet se rendre capable de réagir, de façon rapide et adaptée, à ce qui « survient » dans la classe avec de jeunes élèves.
En tant que passeur de savoirs, l’enseignant doit maîtriser des notions disciplinaires afin de les déconstruire pour les rendre accessibles et surtout intelligibles (au sens de faire du lien inter ligare). Cet exercice de transposition didactique – d’un savoir universitaire à un savoir scolaire – me semble central dans l’acte d’enseigner et passe aussi bien par une maîtrise des contenus que par l’élaboration de situations de recherche active proposées aux élèves. Enseigner, c’est donc continuer à se former en s’intéressant à des champs disciplinaires et des thématiques parfois moins maîtrisées, indispensables pour accompagner l’enfant à son entrée dans un « monde déjà vieux » (Hannah Arendt, La crise de l’éducation).
Enseigner c’est aussi se livrer, se donner à voir. Notre rapport aux savoirs, aux élèves, à l’institution va influer sur notre manière d’enseigner. Nous devons par exemple prendre en compte notre « public ». S’il faut accompagner les élèves dans leur découverte du monde et des savoirs, nous devons aussi réussir à capter leurs motivations, leurs représentations, leur ennui – exprimé ou non –, leurs questionnements. Autant de signaux qui rendent le quotidien stimulant. Enseigner, c’est partir de l’existant et savoir s’adapter, parfois renoncer. C’est s’ajuster en permanence pour rester au plus près des possibles et des besoins des élèves.
Pour finir, enseigner est une mission qui, selon les jours et les humeurs, peut parfois paraître lourde. Le métier d’enseignant nous place, de fait, au cœur de la société avec son lot de questions, de polémiques et de doutes. Notre mission – celle de participer à la construction d’une culture commune pour le plus grand nombre – fonde la richesse de l’acte d’enseignement mais nécessite aussi un certain recul empreint d’humilité et de réflexivité sur les limites de nos actions.
2 – Et apprendre ? Quelle(s) composante(s) vous semble(nt) essentielle(s) à l’acte d’apprendre ?
À l’école élémentaire, marquée par la polyvalence du professeur des écoles et le jeune âge des élèves, il est avant tout nécessaire de créer un climat de classe favorable aux apprentissages. Par ce biais, nous tentons de développer chez l’élève un rapport aux savoirs vertueux : curiosité, envie d’apprendre, de comprendre et de se dépasser.
Pour ce faire, il faut selon moi proposer des situations « résistantes » mais accessibles aux élèves. Il n’est pas toujours simple de tendre vers cette école de l’exigence intellectuelle. On évoque souvent le ludique comme moyen d’apprendre ; oui, il faut du plaisir pour motiver le désir d’apprendre, mais celui-ci se retrouve chez l’élève lorsqu’il parvient à résoudre, à comprendre, à faire du lien et à avoir, soudain, accès à l’envers du décor ; à ce qui se joue en coulisse : l’origine d’un mot, le plaisir d’en apprendre sur l’histoire de l’humanité et ses répercussions, une compréhension fine des bases de notre système de numération… Je reste convaincu que le plaisir d’apprendre, de résoudre un problème et de partager ses découvertes en classe peut être un moteur suffisant pour motiver l’élève et le conduire à faire évoluer ses représentations et ses savoirs.
La question de la motivation est une composante essentielle des apprentissages. Elle dépend pour beaucoup, comme je le disais précédemment, de la capacité de l’enseignant à proposer des situations où l’élève est mis en activité de recherche. La pédagogie par projets peut permettre – à condition que les objectifs soient clairement établis – de faire mûrir la réflexion des élèves en les confrontant à la nécessité de répondre à des contraintes ou à une situation donnée. Une création collective pour répondre à un projet d’exposition, la mise en place d’une correspondance avec une autre classe, le travail entre pairs pour résoudre un problème, sont autant d’éléments qui permettent de donner du sens aux apprentissages et de fixer les connaissances en construction. Il me semble important, pour cela, de créer des habitudes de travail qui transforment la classe en un groupe de chercheurs où le savoir se construit collectivement.
Cela nécessite une préparation en amont. La cohérence d’une programmation permet de donner du sens aux apprentissages. Si les savoirs et savoir-faire peuvent être réinvestis dans des situations concrètes ou des projets, il faut aussi viser l’abstraction et la décontextualisation. L’élève doit pouvoir transférer ses connaissances et compétences à la gestion d’une situation nouvelle. L’apprentissage doit faire sens, pour les élèves comme pour l’enseignant, et s’inscrire dans une logique d’ensemble. Il faut trouver un juste dosage entre ancrage dans le réel (utilité des savoirs) ET une nécessaire abstraction-décontextualisation des savoirs.
J’évoquais plus haut la nécessité d’articuler les savoirs, les représentations des élèves et l’acte d’enseignement. Ce triangle didactique nécessite d’être clair sur la direction qu’on veut prendre et de bien connaître ceux auxquels on s’adresse. L’étayage apporté aux élèves est un élément déterminant pour les apprentissages. Une certaine réactivité du professeur, une capacité à anticiper les possibles difficultés de la séance à venir sont indispensables. Anticiper, cibler afin que l’élève puisse devenir progressivement un apprenant autonome. Il faut aussi attiser la curiosité des apprenants sur ce qui se joue « en coulisse ». Plutôt que de substituer le faire à l’apprendre – et parfois de passer un temps infini à préparer des dizaines d’exercices et à les corriger -, il s’agit d’être, autant que possible, dans l’explicitation des enjeux de connaissance : réflexion sur la consigne scolaire, travail pour rendre lisible les critères de réussite et les enjeux d’un apprentissage… Le rôle de la pédagogie explicite me semble à ce titre tout à fait primordial.
Il faut donc un bon dosage entre esprit d’ouverture, nécessité de problématiser et, en même temps, réduction du réel (choix précis d’un objet d’étude, choix de la consigne pour cibler une compétence…) pour que les séances d’apprentissage soient balisées et maîtrisées. Un défi en somme !
3 – Dans le cadre de la continuité pédagogique, qu’avez-vous mis en œuvre pour servir ces composantes ?
Pour permettre une forme de continuité pédagogique lors de la période de confinement, j’ai invité mes élèves de CE1-CE2 à se connecter quotidiennement sur la plateforme du CNED « ma classe à la maison ». Cette option m’a semblé plus intéressante, plus efficace et moins contraignante que celle consistant à envoyer des retours écrits pour chaque exercice. Les pratiques en ligne permettaient, dans une situation exceptionnelle de confinement, de garder le lien avec les élèves et de poursuivre notre mission d’enseignant. Cet usage des moyens numériques me semblait préférable à l’envoi de fiches qui laissent les élèves seuls face à des exercices impersonnels et peu ciblés. Deux séances matinales d’une heure et demi, l’une pour les CE1, l’autre pour les CE2, m’ont permis de continuer à enseigner en permettant des échanges et des interactions autour d’un objet de savoir partagé et construit collectivement. Cette réussite a été rendue possible par une collaboration active des parents de la classe appartenant en majorité à un milieu social plutôt favorisé et par le fait que mes élèves pouvaient tous avoir accès à un ordinateur, une tablette ou un téléphone pour se connecter. Il s’agit donc d’une expérience personnelle et n’ayant donc pas nécessairement vocation à être généralisable.
Afin de créer une ambiance de travail sécurisante, j’ai tenté de mettre sur pied – notamment à la demande des élèves ! – des rituels bien spécifiques à ce mode d’enseignement : chaque début de séance permettait aux élèves de prendre la parole pour, selon les jours, décrire un travail d’art visuel réalisé la veille et partagé à l’écran, raconter une blague ou une anecdote tirée de leur quotidien confiné.
Les apprentissages étaient le plus souvent en lien avec une mise en projet. Sur les compétences langagières par exemple, et après une séquence sur le rôle de la ponctuation, les élèves ont eu à préparer la lecture expressive d’un conte et à s’enregistrer à l’aide de leur smartphone. L’ensemble a permis de réaliser une courte vidéo à partir de dessins et des enregistrements. De la même manière, la réalisation et la présentation de courts exposés sur des thèmes variés rencontrés au gré de nos lectures et en lien avec les programmes de Questionner le monde ont aussi permis aux élèves d’apprendre et de progresser. La collaboration des parents fut extrêmement précieuse dans la réalisation de projets d’ordinaire menés en classe.
Afin d’expliciter les nouvelles notions travaillées, je guidais mes élèves en fin de séance dans la lecture d’un texte ou d’un exercice permettant de préparer la réalisation d’un travail qui serait corrigé le lendemain matin. Des temps de correction collective étaient aussi systématiquement proposés en début de séance, ainsi que des phases de réinvestissement rendues possibles grâce à un passage à l’écrit à l’aide du clavier. La capacité à écrire au clavier étant en construction mais nécessaire, c’est la rédaction d’un mot, d’une phrase ou d’une courte transposition qui permettait aux élèves de me montrer leur compréhension des notions étudiées. Outre la possibilité d’évaluer sommairement leurs acquis, cette variation des modalités de travail (phases orales, phases écrites et phases d’écoute) a permis, par l’usage du tchat et du clavier , de maintenir l’attention des élèves.
4 – Dans le cadre de la continuité pédagogique, quelle(s) limite(s) inhérentes à l’enseignement- apprentissage à distance avez-vous rencontrées ?
Bien que mes élèves aient pu bénéficier quotidiennement d’un matériel informatique pour travailler, il m’a semblé difficile de suivre les apprentissages des élèves. Si j’ai pu garder une oreille attentive à la manière dont ils vivaient et ressentaient cette situation inédite, il a été difficile, à partir d’un exercice, de savoir ce qui relevait de l’acquis d’un élève ou d’un travail réalisé avec l’aide des parents. Évaluer les élèves m’a semblé encore plus complexe qu’à l’accoutumée dans le cadre de l’enseignement à distance. Par ailleurs, les limites inhérentes à la classe numérique (distance, problèmes techniques, impossibilité de se retrouver en présentiel et longue durée du confinement) ont progressivement engendré un manque de motivation de certains élèves. Si certains ont saisi cette opportunité pour se montrer sous un nouveau jour, et malgré l’acquisition de compétences nouvelles d’une majorité d’élèves, certains enfants ont mal vécu l’éloignement, ce qui a pu peser sur leurs apprentissages.
Dans une classe, en présentiel, les allers-venues du professeur dans la classe pour aller observer tel ou tel élève individuellement dans la réalisation d’une tâche sont des temps précieux et rendus impossibles à distance. Ces temps permettent d’ajuster un geste, d’analyser une difficulté et de proposer un étayage vers les apprentissages.
Le jeune âge des élèves est aussi une limite à l’enseignement à distance. Bien qu’ils aient compris rapidement l’utilisation de la plateforme et progressé dans leur maniement des outils numériques, il leur est difficile de travailler de manière autonome sur un temps long.
Le manque d’outils utilisables en version numérique a aussi été une contrainte. Il a fallu bricoler plus que d’habitude pour permettre l’exploitation de documents partageables par la voie numérique. Si j’ai pu aisément mener des séances en français et en mathématiques, il a été plus difficile de conduire des séances dans les autres disciplines.
5 – Pensez-vous que la réflexion menée aura des répercussions durables sur vos pratiques d’enseignement et cela dès la rentrée prochaine ?
Comme toute expérience significative et imprévue, la période de confinement a fait avancer ma réflexion sur ma pratique.
La communication quotidienne avec les familles a été, pour moi, la grande nouveauté de l’enseignement à distance. Elle a été un facteur décisif pour la continuité pédagogique. Nos échanges ont permis de mieux faire connaître aux parents les attentes de l’école et de les associer pleinement à la réussite de certains projets. Pour ma part, le fait de « faire classe » au milieu du salon ou de la cuisine par ordinateur interposé a été à l’origine de nombreux questionnements. Je me suis rendu compte que cela créait une vraie relation de confiance avec les parents qui comprenaient mieux le rôle et les compétences de l’enseignant. La grande vertu de la classe numérique est donc de placer l’enseignement au cœur du foyer, et de mettre les parents au courant des exigences de l’école et au contact du travail réel de leur enfant. J’envisage à l’avenir de faire banaliser une matinée de mon emploi du temps pour faire venir les parents qui le souhaitent assister à une séance de classe comme cela se fait dans certaines écoles.
L’enseignement à distance a permis aux élèves de développer des compétences sur le plan numérique – notamment pour présenter des exposés – qui leurs seront utiles pour la suite de leur scolarité. Du côté de l’enseignant, le développement d’outils numériques pourrait contribuer à répondre à certains enjeux : faciliter la personnalisation des parcours pédagogiques, favoriser la différenciation et proposer des exercices visant à développer l’autonomie des élèves.
Le confinement a aussi placé la classe numérique dans une période un peu « hors du temps » qui permet d’avancer à un rythme différent. Une même notion ou thématique a pu être travaillée sur le temps long et par des approches variées. Prendre le temps, différer, refaire autrement… Une gestion du temps qui me sera utile, moi qui pouvais avoir tendance à mener la classe à un rythme parfois trop rapide.