Pierre-Jean Thion, ancien conseiller pédagogique et désormais enseignant d’une classe de CE1 à l’école Aqueduc (10ème arrondissement), analyse les limites de la continuité pédagogique pendant cette période de mise en œuvre généralisée de l’enseignement à distance.

Des limites qui s’inscrivent à l’épreuve du temps

En effet, la durée du confinement a rendu de plus en plus difficile la continuité pédagogique.

Il se trouve que pour la zone de Paris, les vacances de Pâques sont tombées à peu près au milieu de la période de confinement. Si au début et avant les vacances, le lien avec les élèves et le travail a été relativement possible, il s’est évéré difficile au retour des vacances de remobiliser les troupes pour entamer une nouvelle période. Rupture dans la dynamique, reprise fastidieuse d’un rythme de travail pour effectuer des exercices sur fiches, remobilisation sans conviction des connaissances et des compétences : tout ceci a rendu compliquée la reprise du travail, autant pour les élèves que pour les enseignants.

Si le confinement avait duré moins longtemps, s’il n’y avait pas eu les vacances scolaires, sans doute que le dynamisme aurait mieux perduré « sur sa rampe de lancement ». La rupture a créé une perte de sens et donc de motivation. L’outil informatique, la variété des entrées pédagogiques, n’ont pas atténué cette impression de flou et de « on fait comme si pour travailler ».

Des limites dues aux compétences hétérogènes des professionnels

Les PE les plus experts en informatique, et à l’aise avec l’outil numérique, reconnaissent que la durée de l’enseignement à distance a mis en évidence l’essoufflement des manières d’aborder et de varier les exercices et le travail autour des compétences.

Pour les PE qui ne maîtrisent pas l’utilisation du numérique, les limites de la présentation des contenus se sont rapidement révélées. Peu d’innovation, peu de nouveautés, des entrées pédagogiques récurrentes. Pour les experts il y a eu le même problème, mais il est apparu plus tard dans la période. Beaucoup ont passé du temps à réaliser des vidéos, des enregistrements. Au retour des élèves en classe, mais l’évidence s’est faite jour : les vidéos n’étaient pas forcément regardées. De nombreuses familles, avec les moyens dont elles disposaient, ont donné la priorité aux exercices présentés de manière traditionnelle, rendant secondaires et accessoires toute autre forme d’entrée dans les contenus pédagogiques.

Les propositions parfois innovantes dans des domaines comme l’EPS, la musique ou les arts plastiques, ont été considérées comme secondaires, accessoires, futiles : flashmobs chorégraphiques, furet de chants poétiques filmés, mises en scènes d’œuvres d’art… La priorité pour les élèves et les familles est restée centrée sur les apprentissages dits fondamentaux, à savoir mathématiques et français, et ce constat reste vrai, quel que soit le milieu socio culturel.

Des limites dues au nécessaire relationnel humain qui rendent impossibles la lisibilité de la construction des apprentissages et les démarches du raisonnement des élèves

Tout d’abord, les limites sont celles de l’interaction maître élèves. Celle-ci agit de manière spectaculaire en classe et fait cruellement défaut avec le numérique. Pas « d’effet maître » derrière un écran. Or, il est évident que la présence et la personnalité d’un enseignant, la théâtralisation de certaines situations, sont des facteurs d’accès au sens pour les élèves les plus fragiles. Accès au sens, à la compréhension, et donc à la réussite.

Ensuite, la grande limite est l’absence d’interactions entre élèves. Celle-ci est effectivement source de dynamiques, de recherches, de questionnements, d’affrontements, de discussions et d’échanges en classe. Ici, et pendant la période de confinement, cela n’a pas pu être possible. Les collègues qui ont utilisé des classes virtuelles ont reconnu qu’elles étaient surtout au service d’une rencontre « de distraction » pour les élèves, pour qu’ils puissent se voir à l’écran. Mais cela n’a pas favorisé les échanges d’ordre pédagogique au service de la construction des apprentissages. Et quand il s’agissait de travailler une compétence, la situation restait centrée sur les difficultés individuelles d’un élève, et non sur la mutualisation collective de difficultés, avec recherche de solutions pour surmonter les obstacles de l’apprentissage.

Enfin, force est de reconnaître l’absence de retour d’expérience. Pas de « feedback » sur les apprentissages. En classe, cette manière de procéder permet au PE de savoir ce qui a été compris, de connaître le moment où un élève a décroché, d’analyser la manière dont il s’y prend pour faire. C’est l’occasion de réaliser une évaluation formative de la compétence travaillée ou de l’activité vécue.

La période de confinement et l’utilisation de l’outil numérique n’ont pas permis ce type d’évaluation au moment de la mise en œuvre du processus intellectuel dans une tâche demandée. Dans ces conditions, il est bien difficile d’aider un élève au moment où il en a besoin. Il est pratiquement impossible d’identifier le moment où il ne comprend plus, d’analyser avec pertinence le rouage qui bloque la construction fluide de l’apprentissage. La proximité humaine entre l’adulte et l’élève, ou celle qui pourrait exister entre un élève et un pair, n’est pas rendue possible, et l’écran numérique peut s’avérer « infranchissable ».


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Cette association professionnelle, de statut loi 1901, vise principalement l’établissement entre ses membres de relations fondées sur la pratique de la coopération intellectuelle et de l’entraide professionnelle. Au sein de l’ANCP&AF Paris, les rencontres et formations de formateurs organisées se donnent pour objectif principal de permettre aux formateurs d’acquérir des gestes professionnels performants et innovants pour accompagner efficacement les professeurs des écoles dans leur mission, la réussite de tous les élèves.