Lors de la rédaction de ce témoignage, en juillet 2020, Claudie Malaganne était enseignante de grande section à l’école maternelle Charles Baudelaire, dans le 12ème arrondissement de Paris.

1 – Qu’est-ce que pour vous « enseigner » ?

Enseigner aujourd’hui

Depuis l’Antiquité, le « maître » enseigne à ses disciples qui écoutent sa parole et apprennent ainsi.

Mais aujourd’hui le savoir est directement accessible sur internet et enseigner ne peut se limiter à la transmission du savoir.

L’enfant d’aujourd’hui n’est pas celui d’hier, il est formaté dès son plus jeune âge par les médias, les réseaux sociaux, internet, les jeux vidéos, il est entouré d’images, d’images qui vont vite, les temps de concentration se sont réduits.

Il est à l’aise avec le virtuel, les écrans et l’interactivité lui sont familiers, il est capable de manipuler de nombreuses informations à la fois, il n’habite pas le même monde de la même façon que nous à son âge.

C’est pourquoi, enseigner pour moi, c’est s’adapter, comprendre à qui on s’adresse avant même de transmettre des connaissances.

C’est établir le contact, entrer en relation, motiver les élèves et faire naître le désir d’apprendre, c’est établir des hiérarchies dans la complexité et la multiplicité des informations.

Face à ce monde qui s’est élargi, qui est en perpétuel changement, enseigner, c’est créer un temps différent de celui du monde qui bouge, c’est créer le temps de l’école, un moment suspendu, où la priorité c’est le temps d’apprendre ensemble : on se déleste du superflu et on s’adonne à la lecture, à la découverte du monde, des sciences, de la musique, des arts plastiques.

 

Enseigner pour transmettre une culture

Ce qui n’a pas changé depuis que j’ai débuté dans ce métier, c’est l’importance de la culture, enseigner c’est contribuer à la culture.

Elle est fondatrice, c’est un puissant levier contre les inégalités et l’intolérance, elle ouvre sur le monde, les différences, la diversité.

Elle se partage dès le plus jeune âge.

2 – Et apprendre ? Quelle(s) composante(s) voussemble(nt) essentielle(s) à l’acte d’apprendre ?

Je suis enseignante en maternelle et pour apprendre, il faut entrer dans la posture d’élève, donner du sens à ce pour quoi on apprend et entrer dans le désir d’apprendre.

Il faut le temps d’apprendre, dans un espace protégé, dans des interactions et il faut un enseignant bien sûr !

Il faut raisonner, expliciter, être motivé, accepter d’entrer dans un projet et être dans le désir d’apprendre suscité par l’enseignant.

Apprendre, c’est une acquisition qui passe par la compréhension de ce qu’on fait à l’école. Il faut y accepter le tâtonnement, l’erreur, l’engagement, la coopération, les règles de la collectivité.

 

3 – Dans le cadre de la continuité pédagogique, qu’avez-vous mis en œuvre pour servir ces composantes ?

Il a fallu maintenir à tout prix la communication, être disponible.

La priorité c’était garder le lien. J’ai rapidement mis en place les échanges avec les parents via la messagerie académique et le téléphone pour ceux qui ne disposent pas d’équipement informatique.

Puis je me suis posée la question de la mise en place de la continuité pédagogique la plus pertinente. Quels outils et quels contenus mettre en place pour s’adapter au niveau, au profil, aux contraintes des familles ?

Il a fallu mettre en place des activités réalisables à distance, explicites pour les parents. Quelquefois, iI a fallu privilégier la relation duelle par téléphone avec certains parents et certains élèves pour assurer cette continuité.

Afin de garder la cohésion du groupe classe, j’ai mis l’accent sur les projets collaboratifs :

  • une poésie collective sur le thème du poisson d’avril, chaque enfant ajoute sa pierre à l’édifice en créant une strophe.
  • pour fêter le printemps, je leur ai proposé de fabriquer des fleurs avec des matériaux de récupération et des objets de la maison. De prendre une photo et de me l’envoyer. Avec les fleurs collectées, j’ai créé un petit film pour la classe.
  • un vote en ligne avec EVENTO qui permet à la classe de voter pour son livre préféré dans le cadre d’un prix littéraire auquel nous participons (Prix littéraire des Incorruptibles)
  • j’ai mis en route une Synbox, un outil qui permet le partage de fichiers avec les élèves et les parents

 

4 – Dans le cadre de la continuité pédagogique, quelle(s) limite(s) inhérentes à l’enseignement-apprentissage à distance avez-vous rencontrées ?

Je ne suis pas partisane d’une école sanctuarisée, d’une école repliée sur elle-même, qui vit en autarcie. L’école d’aujourd’hui est plus riche de ses ouvertures sur son environnement et de ses relations avec ses nombreux partenaires.

Néanmoins, à travers le prisme de cette fin d’année si particulière, l’espace de l’école demeure un lieu privilégié, qui nous protège. Chacun peut y venir se focaliser sur ses objectifs en laissant pour un temps ses préoccupations personnelles ou familiales.

C’est aussi un lieu d’échanges directs entre tous. Sans le numérique, je ne sais pas comment nous aurions pu assurer l’école. Mais le numérique ne peut pas tout et ne peut surtout pas remplacer ce qui fait la richesse de notre enseignement : la relation humaine et les interactions entre pairs.

 

5 – Pensez-vous que la réflexion menée aura des répercussions durables sur vos pratiques d’enseignement et cela dès la rentrée prochaine ?

Sur la suite à donner à cette situation inédite, il faudrait pouvoir tirer le meilleur de tout ce qui s’est fait pour élargir l’horizon des élèves à l’école.

Les parents ont été très impliqués et leur aide a été précieuse pour continuer à enseigner, leur place est certainement à questionner à nouveau.

De façon générale, il est clair que notre maîtrise de l’outil informatique s’est améliorée et qu’il faudrait poursuivre cet apprentissage.

Dans notre école, nous allons nous poser la question de savoir comment continuer à faire vivre la Synbox tout en pensant aux exclus du numérique.

Nous voulons mettre en place un blog pour l’école à destination des parents.

Il se trouve qu’on vient d’installer un Tableau Numérique Interactif dans ma classe et cela va forcément avoir une implication dans ma pratique. Je vais bénéficier d’une formation donc développer de nouvelles compétences que je pourrais partager.

Mais comment faire entrer les nouvelles technologies sans pour autant perdre de vue les idées explicitées plus haut ? Comment intégrer les nouvelles technologies sans perdre de vue les composantes de l’acte d’apprendre et la vertu de l’enseignement ? Je ne pense pas que les TIC permettent de mieux apprendre.

Je vois cela comme un outil de plus, un autre moyen d’apprendre, un autre moyen d’accès de tous à une culture commune, mais il n’est pas au-dessus des autres. J’espère que la crise sanitaire ne sera pas un prétexte pour imposer le tout numérique dans les écoles.

Il s’agit de savoir ce qu’on peut utiliser pour apprendre : la transmission directe par le professeur, la coéducation avec les autres élèves, les livres, les sorties culturelles ou les nouvelles technologies.

C’est au professeur de sélectionner.

Pour moi, l’essentiel de la réflexion est ailleurs :

Il me semble qu’il est dans le rapport des enfants à l’environnement. Il est à questionner et à réenvisager. Il y a un enjeu essentiel à savoir comment déconfiner les écoles. La sécurité y est devenue loi, les écoles se sont barricadées depuis les attentats. Il y a un point d’équilibre à trouver entre la sécurisation par rapport aux événements extérieurs et l’ouverture nécessaire sur la ville, la campagne, sur la nature, la biodiversité, le vivant, l’autre.

Comment ces écoles parisiennes, fermées sur elles-mêmes, étroites exiguës, peuvent participer à cette ouverture au monde et au vivant, sachant qu’il n’y a pas d’espace dans ces écoles, que les classes sont surchargées, les bâtis inadaptés ?

Dans mon école, la cour est extrêmement petite, pas de place pour jardiner par exemple.

Il ne faudrait pas que la peur des attentats et la peur d’une nouvelle crise sanitaire conduise à un enfermement des écoles qui serait en totale contradiction avec l’acte d’enseigner et que l’enseignement à distance soit la solution proposée par l’Institution.